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Home > Authors Index > Victor Hugo > La Legende des Siecles > This page

La Legende des Siecles, a non-fiction book by Victor Hugo

Sultan Mourad

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________________________________________________
_ I

Mourad, fils du sultan Bajazet, fut un homme
Glorieux, plus qu'aucun des Tiberes de Rome;
Dans son serail veillaient les lions accroupis,
Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis;
On y voyait blanchir des os entre les dalles;
Un long fleuve de sang de dessous ses sandales
Sortait, et s'epandait sur la terre, inondant
L'orient, et fumant dans l'ombre a l'occident;
Il fit un tel carnage avec son cimeterre
Que son cheval semblait au monde une panthere;
Sous lui Smyrne et Tunis, qui regretta ses beys,
Furent comme des corps qui pendent aux gibets;
Il fut sublime; il prit, melant la force aux ruses,
Le Caucase aux Kirghis et le Liban aux Druses;
Il fit, apres l'assaut, pendre les magistrats
D'Ephese, et rouer vifs les pretres de Patras;
Grace a Mourad, suivi des victoires rampantes,
Le vautour essuyait son bec fauve aux charpentes
Du temple de Thesee encor pleines de clous;
Grace a lui, l'on voyait dans Athenes des loups,
Et la ronce couvrait de sa verte tunique
Tous ces vieux pans de murs ecroules, Salonique,
Corinthe, Argos, Varna, Tyr, Didymothicos,
Ou l'on n'entendait plus parler que les echos;
Mourad fut saint; il fit etrangler ses huit freres;
Comme les deux derniers, petits, cherchaient leurs meres
Et s'enfuyaient, avant de les faire mourir
Tout autour de la chambre il les laissa courir;
Mourad, parmi la foule invitee a ses fetes,
Passait, le cangiar a la main, et les tetes
S'envolaient de son sabre ainsi que des oiseaux;
Mourad, qui ruina Delphe, Ancyre et Naxos,
Comme on cueille un fruit mur tuait une province;
Il aneantissait le peuple avec le prince,
Les temples et les dieux, les rois et les donjons;
L'eau n'a pas plus d'essaims d'insectes dans ses joncs
Qu'il n'avait de rois et de spectres epiques
Volant autour de lui dans les forets de piques;
Mourad, fils etoile de sultans triomphants,
Ouvrit, l'un apres l'autre et vivants, douze enfants
Pour trouver dans leur ventre une pomme volee;
Mourad fut magnanime; il detruisit Elee,
Megare et Famagouste avec l'aide d'Allah;
Il effaca de terre Agrigente; il brula
Fiume et Rhode, voulant avoir des femmes blanches;
Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
De cedre, afin de faire honneur a ce vieillard;
Mourad fut sage et fort; son pere mourut tard,
Mourad l'aida; ce pere avait laisse vingt femmes,
Filles d'Europe ayant dans leurs regards des ames,
Ou filles de Tiflis au sein blanc, au teint clair;
Sultan Mourad jeta ces femmes a la mer
Dans des sacs convulsifs que la houle profonde
Emporta, se tordant confusement dans l'onde;
Mourad les fit noyer toutes; ce fut sa loi.

* * * * *

D'Aden et d'Erzeroum il fit de larges fosses,
Un charnier de Modon vaincue, et trois amas
De cadavres d'Alep, de Brousse et de Damas;
Un jour, tirant de l'arc, il prit son fils pour cible,
Et le tua; Mourad sultan fut invincible;
Vlad, boyard de Tarvis, appele Belzebuth,
Refuse de payer au sultan son tribut,
Prend l'ambassade turque et la fait perir toute
Sur trente pals, plantes aux deux bords d'une route;
Mourad accourt, brulant moissons, granges, greniers,
Bat le boyard, lui fait vingt mille prisonniers,
Puis, autour de l'immense et noir champ de bataille,
Batit un large mur tout en pierre de taille,
Et fait dans les creneaux, pleins d'affreux cris plaintifs,
Maconner et murer les vingt mille captifs,
Laissant des trous par ou l'on voit leurs yeux dans l'ombre,
Et part, apres avoir ecrit sur leur mur sombre:
'Mourad, tailleur de pierre, a Vlad, planteur de pieux.'
Mourad etait croyant, Mourad etait pieux;
Il brula cent couvents de chretiens en Eubee,
Ou par hasard sa foudre etait un jour tombee;
Mourad fut quarante ans l'eclatant meurtrier
Sabrant le monde, ayant Dieu sous son etrier;
Il eut le Rhamseion et le Generalife;
Il fut le padischah, l'empereur, le calife,
Et les pretres disaient; 'Allah! Mourad est grand.'


II

Legislateur horrible et pire conquerant,
N'ayant autour de lui que des troupeaux infames,
De la foule, de l'homme en poussiere, des ames
D'ou des langues sortaient pour lui lecher les pieds,
Loue pour ses forfaits toujours inexpies,
Flatte par ses vaincus et baise par ses proies,
Il vivait dans l'encens, dans l'orgueil, dans les joies
Avec l'immense ennui du mechant adore.

Il etait le faucheur, la terre etait le pre.


III

Un jour, comme il passait a pied dans une rue
A Bagdad, tete auguste au vil peuple apparue,
A l'heure ou les maisons, les arbres et les bles
Jettent sur les chemins de soleil accables
Leur frange d'ombre au bord d'un tapis de lumiere,
Il vit, a quelques pas du seuil d'une chaumiere,
Gisant a terre, un porc fetide qu'un boucher
Venait de saigner vif avant de l'ecorcher;
Cette bete ralait devant cette masure;
Son cou s'ouvrait, beant d'une affreuse blessure;
Le soleil de midi brulait l'agonisant;
Dans la plaie implacable et sombre, dont le sang
Faisait un lac fumant a la porte du bouge,
Chacun de ses rayons entrait comme un fer rouge;
Comme s'ils accouraient a l'appel du soleil,
Cent moustiques sucaient la plaie au bord vermeil;
Comme autour de leur lit voltigent les colombes,
Ils allaient et venaient, parasites des tombes,
Les pattes dans le sang, l'aile dans le rayon;
Car la mort, l'agonie et la corruption
Sont ici-bas le seul mysterieux desastre
Ou la mouche travaille en meme temps que l'astre;
Le porc ne pouvait faire un mouvement, livre
Au feroce soleil, des mouches devore;
On voyait tressaillir l'effroyable coupure;
Tous les passants fuyaient loin de la bete impure;
Qui donc eut eu pitie de ce malheur hideux?
Le porc et le sultan etaient seuls tous les deux;
L'un torture, mourant, maudit, infect, immonde;
L'autre, empereur, puissant, vainqueur; maitre du monde,
Triomphant aussi haut que l'homme peut monter,
Comme si le destin eut voulu confronter
Les deux extremites sinistres des tenebres.
Le porc, dont un frisson agitait les vertebres,
Ralait, triste, epuise, morne; et le padischah
De cet etre difforme et sanglant s'approcha,
Comme on s'arrete au bord d'un gouffre qui se creuse;
Mourad pencha son front sur la bete lepreuse,
Puis la poussa du pied dans l'ombre du chemin,
Et, de ce meme geste enorme et surhumain
Dont il chassait les rois, Mourad chassa les mouches.
Le porc mourant rouvrit ses paupieres farouches,
Regarda d'un regard ineffable, un moment,
L'homme qui l'assistait dans son accablement;
Puis son oeil se perdit dans l'immense mystere;
Il expira.


IV

Le jour ou ceci sur la terre
S'accomplissait, voici ce que voyait le ciel:

C'etait dans l'endroit calme, apaise, solennel,
Ou luit l'astre ideal sous l'ideal nuage,
Au dela de la vie, et de l'heure, et de l'age,
Hors de ce qu'on appelle espace, et des contours
Des songes qu'ici-bas nous nommons nuits et jours;
Lieu d'evidence ou l'ame enfin peut voir les causes,
Ou, voyant le revers inattendu des choses,
On comprend, et l'on dit: C'est bien!--l'autre cote
De la chimere sombre etant la verite;
Lieu blanc, chaste, ou le mal s'evanouit et sombre.
L'etoile en cet azur semble une goutte d'ombre.

Ce qui rayonne la, ce n'est pas un vain jour
Qui nait et meurt, riant et pleurant tour a tour,
Jaillissant, puis rentrant dans la noirceur premiere,
Et, comme notre aurore, un sanglot de lumiere;
C'est un grand jour divin, regarde dans les cieux
Par les soleils, comme est le notre par les yeux;
Jour pur, expliquant tout, quoiqu'il soit le probleme;
Jour qui terrifierait s'il n'etait l'espoir meme;
De toute l'etendue eclairant l'epaisseur,
Foudre par l'epouvante, aube par la douceur.
La, toutes les beautes tonnent epanouies;
La, frissonnent en paix les lueurs inouies;
La, les ressuscites ouvrent leur oeil beni
Au resplendissement de l'eclair infini;
La, les vastes rayons passent comme des ondes.

C'etait sur le sommet du Sinai des mondes;
C'etait la.

Le nuage auguste, par moments,
Se fendait, et jetait des eblouissements.
Toute la profondeur entourait cette cime.

On distinguait, avec un tremblement sublime,
Quelqu'un d'inexprimable au fond de la clarte.

Et tout fremissait, tout, l'aube et l'obscurite,
Les anges, les soleils, et les etres supremes,
Devant un vague front couvert de diademes.
Dieu meditait.

Celui qui cree et qui sourit,
Celui qu'en begayant nous appelons Esprit,
Bonte, Force, Equite, Perfection, Sagesse,
Regarde devant lui, toujours, sans fin, sans cesse,
Fuir les siecles ainsi que des mouches d'ete.
Car il est eternel avec tranquillite.

Et dans l'ombre hurlait tout un gouffre, la terre.

En bas, sous une brume epaisse, cette sphere
Rampait, monde lugubre ou les pales humains
Passaient et s'ecroulaient et se tordaient les mains.
On apercevait l'Inde et le Nil, des melees
D'exterminations et de villes brulees,
Et des champs ravages et des clairons soufflant,
Et l'Europe livide ayant un glaive au flanc;
Des vapeurs de tombeau, des lueurs de repaire;
Cinq freres tout sanglants; l'oncle, le fils, le pere;
Des hommes dans des murs, vivants, quoique pourris;
Des tetes voletant, mornes chauves-souris,
Autour d'un sabre nu, fecond en funerailles;
Des enfants eventres soutenant leurs entrailles;
Et de larges buchers fumaient, et des troncons
D'etres scies en deux rampaient dans les tisons;
Et le vaste etouffeur des plaintes et des rales,
L'Ocean, echouait dans les nuages pales
D'affreux sacs noirs faisant des gestes effrayants;
Et ce chaos de fronts hagards, de pas fuyants,
D'yeux en pleurs, d'ossements, de larves, de decombres,
Ce brumeux tourbillon de spectres, et ces ombres
Secouant des linceuls, et tous ces morts, saignant
Au loin, d'un continent a l'autre continent,
Pendant aux pals, cloues aux croix, nus sur les claies,
Criaient, montrant leurs fers, leur sang, leurs maux, leurs plaies:

--C'est Mourad! c'est Mourad! justice, o Dieu vivant!

A ce cri, qu'apportait de toutes parts le vent,
Les tonnerres jetaient des grondements etranges,
Des flamboiements passaient sur les faces des anges,
Les grilles de l'enfer s'empourpraient, le courroux
En faisait remuer d'eux-memes les verrous,
Et l'on voyait sortir de l'abime insondable
Une sinistre main qui s'ouvrait formidable;
'Justice!' repetait l'ombre, et le chatiment
Au fond de l'infini se dressait lentement.

Soudain du plus profond des nuits, sur la nuee,
Une bete difforme, affreuse, extenuee,
Un etre abject et sombre, un pourceau, s'eleva;
Ouvrant un oeil sanglant qui cherchait Jehovah;
La nuee apporta le porc dans la lumiere,
A l'endroit meme ou luit l'unique sanctuaire,
Le saint des saints, jamais decru, jamais accru;
Et le porc murmura:--Grace! il m'a secouru.
Le pourceau miserable et Dieu se regarderent.

Alors, selon des lois que hatent ou moderent
Les volontes de l'Etre effrayant qui construit
Dans les tenebres l'aube et dans le jour nuit,
On vit, dans le brouillard ou rien n'a plus de forme,
Vaguement apparaitre une balance enorme;
Cette balance vint d'elle-meme, a travers
Tous les enfers beants, tous les cieux entr'ouverts,
Se placer sous la foule immense des victimes;
Au-dessus du silence horrible des abimes,
Sous l'oeil du seul vivant, du seul vrai, du seul grand,
Terrible, elle oscillait, et portait, s'eclairant
D'un jour mysterieux plus profond que le notre,
Dans un plateau le monde et le pourceau dans l'autre.

Du cote du pourceau la balance pencha.


V

Mourad, le haut calife et l'altier padischah,
En sortant de la rue ou les gens de la ville
L'avaient pu voir toucher a cette bete vile,
Fut le soir meme pris d'une fievre, et mourut.

Le tombeau des soudans, bati de jaspe brut,
Couvert d'orfevrerie, auguste, et dont l'entree
Semble l'interieur d'une bete eventree
Qui serait tout en or et tout en diamants,
Ce monument, superbe entre les monuments,
Qui herisse, au-dessus d'un mur de briques seches,
Son faite plein de tours comme un carquois de fleches,
Ce turbe que Bagdad montre encore aujourd'hui,
Recut le sultan mort et se ferma sur lui.

Quand il fut la, gisant et couche sous la pierre,
Mourad ouvrit les yeux et vit une lumiere;
Sans qu'on put distinguer l'astre ni le flambeau,
Un eblouissement remplissait son tombeau;
Une aube s'y levait, prodigieuse et douce;
Et sa prunelle eteinte eut l'etrange secousse
D'une porte de jour qui s'ouvre dans la nuit.
Il apercut l'echelle immense qui conduit
Les actions de l'homme a l'oeil qui voit les ames;
Et les clartes etaient des roses et des flammes;
Et Mourad entendit une voix qui disait:

--Mourad, neveu d'Achmet et fils de Bajazet,
Tu semblais a jamais perdu; ton ame infime
N'etait plus qu'un ulcere et ton destin un crime;
Tu sombrais parmi ceux que le mal submergea;
Deja Satan etait visible en toi; deja
Sans t'en douter, promis aux tourbillons funebres
Des spectres sous la voute infame des tenebres,
Tu portais sur ton dos les ailes de la nuit;
De ton pas sepulcral l'enfer guettait le bruit;
Autour de toi montait, par ton crime attiree,
L'obscurite du gouffre ainsi qu'une maree;
Tu penchais sur l'abime ou l'homme est chatie;
Mais tu viens d'avoir, monstre, un eclair de pitie;
Une lueur supreme et desinteressee
A, comme a ton insu, traverse ta pensee,
Et je t'ai fait mourir dans ton bon mouvement;
Il suffit, pour sauver meme l'homme inclement,
Meme le plus sanglant des bourreaux et des maitres,
Du moindre des bienfaits sur le dernier des etres;
Un seul instant d'amour rouvre l'eden ferme;
Un pourceau secouru pese un monde opprime;
Viens! le ciel s'offre, avec ses etoiles sans nombre,
En fremissant de joie, a l'evade de l'ombre!
Viens! tu fus bon un jour, sois a jamais heureux.
Entre, transfigure; tes crimes tenebreux,
O roi, derriere toi s'effacent dans les gloires;
Tourne la tete, et vois blanchir tes ailes noires. _

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