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Home > Authors Index > Victor Hugo > La Legende des Siecles > This page

La Legende des Siecles, a non-fiction book by Victor Hugo

Pleine Mer

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_ L'abime; on ne sait quoi de terrible qui gronde;
Le vent; l'obscurite vaste comme le monde;
Partout les flots; partout ou l'oeil peut s'enfoncer,
La rafale qu'on voit aller, venir, passer;
L'onde, linceul; le ciel, ouverture de tombe;
Les tenebres sans l'arche et l'eau sans la colombe,
Les nuages ayant l'aspect d'une foret.
Un esprit qui viendrait planer la ne pourrait
Dire, entre l'eau sans fond et l'espace sans borne,
Lequel est le plus sombre, et si cette horreur morne,
Faite de cecite, de stupeur et de bruit,
Vient de l'immense mer ou de l'immense nuit.

L'oeil distingue, au milieu du gouffre ou l'air sanglote,
Quelque chose d'informe et de hideux qui flotte,
Un grand cachalot mort a carcasse de fer,
On ne sait quel cadavre a vau-l'eau dans la mer,
Oeuf de titan dont l'homme aurait fait un navire.
Cela vogue, cela nage, cela chavire;
Cela fut un vaisseau; l'ecume aux blancs amas
Cache et montre a grand bruit les troncons de sept mats.
Le colosse, echoue sur le ventre, fuit, plonge,
S'engloutit, reparait, se meut comme le songe,
Chaos d'agres rompus, de poutres, de haubans;
Le grand mat vaincu semble un spectre aux bras tombants.
L'onde passe a travers ce debris; l'eau s'engage
Et deferle en hurlant le long du bastingage,
Et tourmente des bouts de corde a des crampons
Dans le ruissellement formidable des ponts;
La houle eperdument furieuse saccage
Aux deux flancs du vaisseau les cintres d'une cage
Ou jadis une roue effrayante a tourne.
Personne; le neant, froid, muet, etonne;
D'affreux canons rouilles tendant leurs cous funestes;
L'entre-pont a des trous ou se dressent les restes
De cinq tubes pareils a des clairons geants,
Pleins jadis d'une foudre, et qui, tordus, beants,
Ployes, eteints, n'ont plus, sur l'eau qui les balance,
Qu'un noir vomissement de nuit et de silence;
Le flux et le reflux, comme avec un rabot,
Denude a chaque coup l'etrave et l'etambot,
Et dans la lame on voit se debattre l'echine
D'une mysterieuse et difforme machine.
Cette masse sous l'eau rode, fantome obscur.
Des putrefactions fermentent, a coup sur,
Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre.
Dessus, des tourbillons d'oiseaux de mer; dans l'ombre,
Dessous, des millions de poissons carnassiers.
Tout a l'entour, les flots, ces liquides aciers,
Melent leurs tournoiements monstrueux et livides.
Des espaces deserts sous des espaces vides.
O triste mer! sepulcre ou tout semble vivant!
Ces deux athletes faits de furie et de vent,
Le tangage qui brave et le roulis qui fume,
Sans treve, a chaque instant arrachent quelque eclat
De la quille ou du port dans leur noir pugilat.
Par moments, au zenith un nuage se troue,
Un peu de jour lugubre en tombe, et, sur la proue,
Une lueur, qui tremble au souffle de l'autan,
Bleme, eclaire a demi ce mot: LEVIATHAN.
Puis l'apparition se perd dans l'eau profonde;
Tout fuit.

Leviathan; c'est la tout le vieux monde,
Apre et demesure dans sa fauve laideur;
Leviathan, c'est la tout le passe: grandeur,
Horreur.

Le dernier siecle a vu sur la Tamise
Croitre un monstre a qui l'eau sans bornes fut promise,
Et qui longtemps, Babel des mers, eut Londre entier
Levant les yeux dans l'ombre au pied de son chantier.
Effroyable, a sept mats melant cinq cheminees
Qui hennissaient au choc des vagues effrenees,
Emportant, dans le bruit des aquilons sifflants,
Dix mille hommes, fourmis eparses dans ses flancs,
Ce titan se rua, joyeux, dans la tempete;
Du dome de Saint-Paul son mat passait le faite;
Le sombre esprit humain, debout sur son tillac,
Stupefiait la mer qui n'etait plus qu'un lac;
Le vieillard Ocean, qu'effarouche la sonde,
Inquiet, a travers le verre de son onde,
Regardait le vaisseau de l'homme grossissant;
Ce vaisseau fut sur l'onde un terrible passant;
Les vagues fremissaient de l'avoir sur leurs croupes;
Ses sabords mugissaient; en guise de chaloupes,
Deux navires pendaient a ses portemanteaux;
Son armure etait faite avec tous les metaux;
Un prodigieux cable ourlait sa grande voile;
Quand il marchait, fumant, grondant, couvert de toile,
Il jetait un tel rale a l'air epouvante
Que toute l'eau tremblait, et que l'immensite
Comptait parmi ses bruits ce grand frisson sonore.
La nuit, il passait rouge ainsi qu'un meteore;
Sa voilure, ou l'oreille entendait le debat
Des souffles, subissant ce greement comme un bat,
Ses hunes, ses grelins, ses palans, ses amures,
Etaient une prison de vents et de murmures;
Son ancre avait le poids d'une tour; ses parois
Voulaient les flots, trouvant tous les ports trop etroits;
Son ombre humiliait au loin toutes les proues;
Un telegraphe etait son porte-voix; ses roues
Forgeaient la sombre mer comme deux grands marteaux;
Les flots se le passaient comme des piedestaux
Ou, calme, ondulerait un triomphal colosse:
L'abime s'abregeait sous sa lourdeur veloce;
Pas de lointain pays qui pour lui ne fut pres;
Madere apercevait ses mats, trois jours apres
L'Hekla l'entrevoyait dans la lueur polaire.
La bataille montait sur lui dans sa colere.
La guerre etait sacree et sainte en ce temps-la;
Rien n'egalait Nemrod si ce n'est Attila;
Et les hommes, depuis les premiers jours du monde,
Sentant peser sur eux la misere infeconde,
Les pestes, les fleaux lugubres et railleurs,
Cherchant quelque moyen d'amoindrir leurs douleurs,
Pour etablir entre eux de justes equilibres,
Pour etre plus heureux, meilleurs, plus grands, plus libres,
Plus dignes du ciel pur qui les daigne eclairer,
Avaient imagine de s'entre-devorer.
Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur oeuvre.
Lourd comme le dragon, prompt comme la couleuvre,
Il couvrait l'ocean de ses ailes de feu;
La terre s'effrayait quand sur l'horizon bleu
Rampait l'allongement hideux de sa fumee,
Car c'etait une ville et c'etait une armee;
Ses pavois fourmillaient de mortiers et d'affuts,
Et d'un herissement de bataillons confus;
Ses grappins menacaient; et, pour les abordages,
On voyait sur ses ponts des rouleaux de cordages
Monstrueux, qui semblaient des boas endormis;
Invincible, en ces temps de freres ennemis,
Seul, de toute une flotte il affrontait l'emeute,
Ainsi qu'un elephant au milieu d'une meute;
La bordee a ses pieds fumait comme un encens,
Ses flancs engloutissaient les boulets impuissants,
Il allait broyant tout dans l'obscure melee,
Et, quand, epouvantable, il lachait sa volee,
On voyait flamboyer son colossal beaupre,
Par deux mille canons brusquement empourpre.
Il meprisait l'autan, le flux, l'eclair, la brume.
A son avant tournait, dans un chaos d'ecume,
Une espece de vrille a trouer l'infini.
Le Maelstroem s'apaisait sous sa quille aplani.
Sa vie interieure etait un incendie,
Flamme au gre du pilote apaisee ou grandie;
Dans l'antre d'ou sortait son vaste mouvement,
Au fond d'une fournaise on voyait vaguement
Des etres tenebreux marcher dans des nuees
D'etincelles, parmi les braises remuees;
Et pour ame il avait dans sa cale un enfer.
Il voguait, roi du gouffre, et ses vergues de fer
Ressemblaient, sous le ciel redoutable et sublime,
A des spectres poses en travers de l'abime;
Ainsi qu'on voit l'Etna l'on voyait le steamer;
Il etait la montagne errante de la mer.
Mais les heures, les jours, les mois, les ans, ces ondes,
Ont passe; l'ocean, vaste entre les deux mondes,
A rugi, de brouillard et d'orage obscurci;
La mer a ses ecueils caches, le temps aussi;
Et maintenant, parmi les profondeurs farouches,
Sous les vautours, qui sont de l'abime les mouches,
Sous le nuage, au gre des souffles, dans l'oubli
De l'infini, dont l'ombre affreuse est le repli,
Sans que jamais le vent autour d'elle s'endorme,
Au milieu des flots noirs roule l'epave enorme!

L'ancien monde, l'ensemble etrange et surprenant
De faits sociaux, morts et pourris maintenant,
D'ou sortit ce navire aujourd'hui sous l'ecume,
L'ancien monde aussi, lui, plonge dans l'amertume,
Avait tous les fleaux pour vents et pour typhons.
Construction d'airain aux etages profonds,
Sur qui le mal, flot vil, crachait sa bave infame,
Plein de fumee, et mu par une hydre de flamme,
La Haine, il ressemblait a ce sombre vaisseau.

Le mal l'avait marque de son funebre sceau.

Ce monde, enveloppe d'une brume eternelle,
Etait fatal: l'Espoir avait plie son aile;
Pas d'unite, divorce et joug; diversite
De langue, de raison, de code, de cite;
Nul lien; nul faisceau; le progres solitaire,
Comme un serpent coupe, se tordait sur la terre,
Sans pouvoir reunir les troncons de l'effort;
L'esclavage, parquant les peuples pour la mort,
Les enfermait au fond d'un cirque de frontieres
Ou les gardaient la Guerre et la Nuit, bestiaires;
L'Adam slave luttait contre l'Adam germain;
Un genre humain en France; un autre genre humain
En Amerique, un autre a Londre, un autre a Rome;
L'homme au dela d'un pont ne connaissait plus l'homme;
Les vivants, d'ignorance et de vices charges,
Se trainaient; en travers de tout, les prejuges,
Les superstitions etaient d'apres enceintes
Terribles d'autant plus qu'elles etaient plus saintes;
Quel creneau soupconneux et noir qu'un alcoran!
Un texte avait le glaive au poing comme un tyran;
La loi d'un peuple etait chez l'autre peuple un crime;
Lire etait un fosse, croire etait un abime;
Les rois etaient des tours; les dieux etaient des murs;
Nul moyen de franchir tant d'obstacles obscurs;
Sitot qu'on voulait croitre, on rencontrait la barre
D'une mode sauvage ou d'un dogme barbare;
Et, quant a l'avenir, defense d'aller la.


Le vent de l'infini sur ce monde souffla.
Il a sombre. Du fond des cieux inaccessibles,
Les vivants de l'ether, les etres invisibles
Confusement epars sous l'obscur firmament
A cette heure, pensifs, regardent fixement
Sa disparition dans la nuit redoutable.
Qu'est-ce que le simoun a fait du grain de sable?
Cela fut. C'est passe. Cela n'est plus ici.


Ce monde est mort. Mais quoi! l'homme est-il mort aussi?
Cette forme de lui disparaissant, l'a-t-elle
Lui-meme remporte dans l'enigme eternelle?
L'ocean est desert. Pas une voile au loin.
Ce n'est plus que du flot que le flot est temoin.
Pas un esquif vivant sur l'onde ou la mouette
Voit du Leviathan roder la silhouette.
Est-ce que l'homme, ainsi qu'un feuillage jauni,
S'en est alle dans l'ombre? Est-ce que c'est fini?
Seul, le flux et reflux va, vient, passe et repasse.
Et l'oeil, pour retrouver l'homme absent de l'espace,
Regarde en vain la-bas. Rien.


Regardez la-haut. _

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