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An essay by William James

La Notion De Conscience (in French)

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Title:     La Notion De Conscience (in French)
Author: William James [More Titles by James]

LA NOTION DE CONSCIENCE[1]


Je voudrais vous communiquer quelques doutes qui me sont venus au sujet de la notion de Conscience qui regne dans tous nos traites de psychologie.

On definit habituellement la Psychologie comme la Science des faits de Conscience, ou des phenomenes, ou encore des etats de la Conscience. Qu'on admette qu'elle se rattache a des moi personnels, ou bien qu'on la croie impersonnelle a la facon du "moi transcendental" de Kant, de la Bewusstheit ou du Bewusstsein ueberhaupt de nos contemporains en Allemagne, cette conscience est toujours regardee comme possedant une essence propre, absolument distincte de l'essence des choses materielles, qu'elle a le don mysterieux de representer et de connaitre. Les faits materiels, pris dans leur materialite, ne sont pas eprouves, ne sont pas objets d'experience, ne se rapportent pas. Pour qu'ils prennent la forme du systeme dans lequel nous nous sentons vivre, il faut qu'ils apparaissent, et ce fait d'apparaitre, surajoute a leur existence brute, s'appelle la conscience que nous en avons, ou peut-etre, selon l'hypothese panpsychiste, qu'ils ont d'eux-memes.

Voila ce dualisme invetere qu'il semble impossible de chasser de notre vue du monde. Ce monde peut bien exister en soi, mais nous n'en savons rien, car pour nous il est exclusivement un objet d'experience; et la condition indispensable a cet effet, c'est qu'il soit rapporte a des temoins, qu'il soit connu par un sujet ou par des sujets spirituels. Objet et sujet, voila les deux jambes sans lesquelles il semble que la philosophie ne saurait faire un pas en avant.

Toutes les ecoles sont d'accord la-dessus, scolastique, cartesianisme, kantisme, neo-kantisme, tous admettent le dualisme fondamental. Le positivisme ou agnosticisme de nos jours, qui se pique de relever des sciences naturelles, se donne volontiers, il est vrai, le nom de monisme. Mais ce n'est qu'un monisme verbal. Il pose une realite inconnue, mais nous dit que cette realite se presente toujours sous deux "aspects," un cote conscience et un cote matiere, et ces deux cotes demeurent aussi irreductibles que les attributs fondamentaux, etendue et pensee, du Dieu de Spinoza. Au fond, le monisme contemporain est du spinozisme pur.

Or, comment se represente-t-on cette conscience dont nous sommes tous si portes a admettre l'existence? Impossible de la definir, nous dit-on, mais nous en avons tous une intuition immediate: tout d'abord la conscience a conscience d'elle-meme. Demandez a la premiere personne que vous rencontrerez, homme ou femme, psychologue ou ignorant, et elle vous repondra qu'elle se sent penser, jouir, souffrir, vouloir, tout comme elle se sent respirer. Elle percoit directement sa vie spirituelle comme une espece de courant interieur, actif, leger, fluide, delicat, diaphane pour ainsi dire, et absolument oppose a quoi que ce soit de materiel. Bref, la vie subjective ne parait pas seulement etre une condition logiquement indispensable pour qu'il y ait un monde objectif qui apparaisse, c'est encore un element de l'experience meme que nous eprouvons directement, au meme titre que nous eprouvons notre propre corps.

Idees et Choses, comment donc ne pas reconnaitre leur dualisme? Sentiments et Objets, comment douter de leur heterogeneite absolue?

La psychologie soi-disant scientifique admet cette heterogeneite comme l'ancienne psychologie spiritualiste l'admettait. Comment ne pas l'admettre? Chaque science decoupe arbitrairement dans la trame des faits un champ ou elle se parque, et dont elle decrit et etudie le contenu. La psychologie prend justement pour son domaine le champ des faits de conscience. Elle les postule sans les critiquer, elle les oppose aux faits materiels; et sans critiquer non plus la notion de ces derniers, elle les rattache a la conscience par le lien mysterieux de la connaissance, de, l'aperception qui, pour elle, est un troisieme genre de fait fondamental et ultime. En suivant cette voie, la psychologie contemporaine a fete de grands triomphes. Elle a pu faire une esquisse de l'evolution de la vie consciente, en concevant cette derniere comme s'adaptant de plus en plus completement au milieu physique environnant. Elle a pu etablir un parallelisme dans le dualisme, celui des faits psychiques et des evenements cerebraux. Elle a explique les illusions, les hallucinations, et jusqu'a un certain point, les maladies mentales. Ce sont de beaux progres; mais il reste encore bien des problemes. La philosophie generale surtout, qui a pour devoir de scruter tous les postulats, trouve des paradoxes et des empechements la ou la science passe outre; et il n'y a que les amateurs de science populaire qui ne sont jamais perplexes. Plus on va au fond des choses, plus on trouve d'enigmes; et j'avoue pour ma part que depuis que je m'occupe serieusement de psychologie, ce vieux dualisme de matiere et de pensee, cette heterogeneite posee comme absolue des deux essences, m'a toujours presente des difficultes. C'est de quelques-unes de ces difficultes que je voudrais maintenant vous entretenir.

D'abord il y en a une, laquelle, j'en suis convaincu, vous aura frappes tous. Prenons la perception exterieure, la sensation directe que nous donnent par exemple les murs de cette salle. Peut-on dire ici que le psychique et le physique sont absolument heterogenes? Au contraire, ils sont si peu heterogenes que si nous nous placons au point de vue du sens commun; si nous faisons abstraction de toutes les inventions explicatives, des molecules et des ondulations etherees, par exemple, qui au fond sont des entites metaphysiques; si, en un mot, nous prenons la realite naivement et telle qu'elle nous est donnee tout d'abord, cette realite sensible d'ou dependent nos interets vitaux, et sur laquelle se portent toutes nos actions; eh bien, cette realite sensible et la sensation que nous en avons sont, au moment ou la sensation se produit, absolument identiques l'une a l'autre. La realite est l'aperception meme. Les mots "murs de cette salle" ne signifient que cette blancheur fraiche et sonore qui nous entoure, coupee par ces fenetres, bornee par ces lignes et ces angles. Le physique ici n'a pas d'autre contenu que le psychique. Le sujet et l'objet se confondent.

C'est Berkeley qui le premier a mis cette verite en honneur. Esse est percipi. Nos sensations ne sont pas de petits duplicats interieurs des choses, elles sont les choses memes en tant que les choses nous sont presentes. Et quoi que l'on veuille penser de la vie absente, cachee, et pour ainsi dire privee, des choses, et quelles que soient les constructions hypothetiques qu'on en fasse, il reste vrai que la vie publique des choses, cette actualite presente par laquelle elles nous confrontent, d'ou derivent toutes nos constructions theoriques, et a laquelle elles doivent toutes revenir et se rattacher sous peine de flotter dans l'air et dans l'irreel; cette actualite, dis-je, est homogene, et non pas seulement homogene, mais numeriquement une, avec une certaine partie de notre vie interieure.

Voila pour la perception exterieure. Quand on s'adresse a l'imagination, a la memoire ou aux facultes de representation abstraite, bien que les faits soient ici beaucoup plus compliques, je crois que la meme homogeneite essentielle se degage. Pour simplifier le probleme, excluons d'abord toute realite sensible. Prenons la pensee pure, telle qu'elle s'effectue dans le reve ou la reverie, ou dans la memoire du passe. Ici encore, l'etoffe de l'experience ne fait-elle pas double emploi, le physique et le psychique ne se confondent-ils pas? Si je reve d'une montagne d'or, elle n'existe sans doute pas en dehors du reve, mais dans le reve elle est de nature ou d'essence parfaitement physique, c'est comme physique qu'elle m'apparait. Si en ce moment je me permets de me souvenir de ma maison en Amerique, et des details de mon embarquement recent pour l'Italie, le phenomene pur, le fait qui se produit, qu'est-il? C'est, dit-on, ma pensee, avec son contenu. Mais encore ce contenu, qu'est-il? Il porte la forme d'une partie du monde reel, partie distante, il est vrai, de six mille kilometres d'espace et de six semaines de temps, mais reliee a la salle ou nous sommes par une foule de choses, objets et evenements, homogenes d'une part avec la salle et d'autre part avec l'objet de mes souvenirs.

Ce contenu ne se donne pas comme etant d'abord un tout petit fait interieur que je projetterais ensuite au loin, il se presente d'emblee comme le fait eloigne meme. Et l'acte de penser ce contenu, la conscience que j'en ai, que sont-ils? Sont-ce au fond autre chose que des manieres retrospectives de nommer le contenu lui-meme, lorsqu'on l'aura separe de tous ces intermediaires physiques, et relie a un nouveau groupe d'associes qui le font rentrer dans ma vie mentale, les emotions par exemple qu'il a eveillees en moi, l'attention que j'y porte, mes idees de tout a l'heure qui l'ont suscite comme souvenir? Ce n'est qu'en se rapportant a ces derniers associes que le phenomene arrive a etre classe comme pensee; tant qu'il ne se rapporte qu'aux premiers il demeure phenomene objectif.

Il est vrai que nous opposons habituellement nos images interieures aux objets, et que nous les considerons comme de petites copies, comme des calques ou doubles, affaiblis, de ces derniers. C'est qu'un objet present a une vivacite et une nettete superieures a celles de l'image. Il lui fait ainsi contraste; et pour me servir de l'excellent mot de Taine, il lui sert de reducteur. Quand les deux sont presents ensemble, l'objet prend le premier plan et l'image "recule," devient une chose "absente." Mais cet objet present, qu'est-il en lui-meme? De quelle etoffe est-il fait? De la meme etoffe que l'image. Il est fait de sensations; il est chose percue. Son esse est percipi, et lui et l'image sont generiquement homogenes.

Si je pense en ce moment a mon chapeau que j'ai laisse tout a l'heure au vestiaire, ou est le dualisme, le discontinu, entre le chapeau pense et le chapeau reel? C'est d'un vrai chapeau absent que mon esprit s'occupe. J'en tiens compte pratiquement comme d'une realite. S'il etait present sur cette table, le chapeau determinerait un mouvement de ma main: je l'enleverais. De meme ce chapeau concu, ce chapeau en idee, determinera tantot la direction de mes pas. J'irai le prendre. L'idee que j'en ai se continuera jusqu'a la presence sensible du chapeau, et s'y fondra harmonieusement.

Je conclus donc que,--bien qu'il y ait un dualisme pratique--puisque les images se distinguent des objets, en tiennent lieu, et nous y menent, il n'y a pas lieu de leur attribuer une difference de nature essentielle. Pensee et actualite sont faites d'une seule et meme etoffe, qui est l'etoffe de l'experience en general.

La psychologie de la perception exterieure nous mene a la meme conclusion. Quand j'apercois l'objet devant moi comme une table de telle forme, a telle distance, on m'explique que ce fait est du a deux facteurs, a une matiere de sensation qui me penetre par la voie des yeux et qui donne l'element d'exteriorite reelle, et a des idees qui se reveillent, vont a la rencontre de cette realite, la classent et l'interpretent. Mais qui peut faire la part, dans la table concretement apercue, de ce qui est sensation et de ce qui est idee? L'externe et l'interne, l'etendu et l'inetendu, se fusionnent et font un mariage indissoluble. Cela rappelle ces panoramas circulaires, ou des objets reels, rochers, herbe, chariots brises, etc., qui occupent l'avant-plan, sont si ingenieusement relies a la toile qui fait le fond, et qui represente une bataille ou un vaste paysage, que l'on ne sait plus distinguer ce qui est objet de ce qui est peinture. Les coutures et les joints sont imperceptibles.

Cela pourrait-il advenir si l'objet et l'idee etaient absolument dissemblables de nature?

* * * * *

Je suis convaincu que des considerations pareilles a celles que je viens d'exprimer auront deja suscite, chez vous aussi, des doutes au sujet du dualisme pretendu.

Et d'autres raisons de douter surgissent encore. Il y a toute une sphere d'adjectifs et d'attributs qui ne sont ni objectifs, ni subjectifs d'une maniere exclusive, mais que nous employons tantot d'une maniere et tantot d'une autre, comme si nous nous complaisions dans leur ambiguite. Je parle des qualites que nous apprecions, pour ainsi dire, dans les choses, leur cote esthetique, moral, leur valeur pour nous. La beaute, par exemple, ou reside-t-elle? Est-elle dans la statue, dans la sonate, ou dans notre esprit? Mon collegue a Harvard, George Santayana, a ecrit un livre d'esthetique,[2] ou il appelle la beaute "le plaisir objectifie"; et en verite, c'est bien ici qu'on pourrait parler de projection au dehors. On dit indifferemment une chaleur agreable, ou une sensation agreable de chaleur. La rarete, le precieux du diamant nous en paraissent des qualites essentielles. Nous parlons d'un orage affreux, d'un homme haissable, d'une action indigne, et nous croyons parler objectivement, bien que ces termes n'expriment que des rapports a notre sensibilite emotive propre. Nous disons meme un chemin penible, un ciel triste, un coucher de soleil superbe. Toute cette maniere animiste de regarder les choses qui parait avoir ete la facon primitive de penser des hommes, peut tres bien s'expliquer (et M. Santayana, dans un autre livre tout recent,[3] l'a bien expliquee ainsi) par l'habitude d'attribuer a l'objet tout ce que nous ressentons en sa presence. Le partage du subjectif et de l'objectif est le fait d'une reflexion tres avancee, que nous aimons encore ajourner dans beaucoup d'endroits. Quand les besoins pratiques ne nous en tirent pas forcement, il semble que nous aimons a nous bercer dans le vague.

Les qualites secondes elles-memes, chaleur, son, lumiere, n'ont encore aujourd'hui qu'une attribution vague. Pour le sens commun, pour la vie pratique, elles sont absolument objectives, physiques. Pour le physicien, elles sont subjectives. Pour lui, il n'y a que la forme, la masse, le mouvement, qui aient une realite exterieure. Pour le philosophe idealiste, au contraire, forme et mouvement sont tout aussi subjectifs que lumiere et chaleur, et il n'y a que la chose-en-soi inconnue, le "noumene," qui jouisse d'une realite extramentale complete.

Nos sensations intimes conservent encore de cette ambiguite. Il y a des illusions de mouvement qui prouvent que nos premieres sensations de mouvement etaient generalisees. C'est le monde entier, avec nous, qui se mouvait. Maintenant nous distinguons notre propre mouvement de celui des objets qui nous entourent, et parmi les objets nous en distinguons qui demeurent en repos. Mais il est des etats de vertige ou nous retombons encore aujourd'hui dans l'indifferenciation premiere.

Vous connaissez tous sans doute cette theorie qui a voulu faire des emotions des sommes de sensations viscerales et musculaires. Elle a donne lieu a bien des controverses, et aucune opinion n'a encore conquis l'unanimite des suffrages. Vous connaissez aussi les controverses sur la nature de l'activite mentale. Les uns soutiennent qu'elle est une force purement spirituelle que nous sommes en etat d'apercevoir immediatement comme telle. Les autres pretendent que ce que nous nommons activite mentale (effort, attention, par exemple) n'est que le reflet senti de certains effets dont notre organisme est le siege, tensions musculaires au crane et au gosier, arret ou passage de la respiration, afflux de sang, etc.

De quelque maniere que se resolvent ces controverses, leur existence prouve bien clairement une chose, c'est qu'il est tres difficile, ou meme absolument impossible de savoir, par la seule inspection intime de certains phenomenes, s'ils sont de nature physique, occupant de l'etendue, etc., ou s'ils sont de nature purement psychique et interieure. Il nous faut toujours trouver des raisons pour appuyer notre avis; il nous faut chercher la classification la plus probable du phenomene; et en fin de compte il pourrait bien se trouver que toutes nos classifications usuelles eussent eu leurs motifs plutot dans les besoins de la pratique que dans quelque faculte que nous aurions d'apercevoir deux essences ultimes et diverses qui composeraient ensemble la trame des choses. Le corps de chacun de nous offre un contraste pratique presque violent a tout le reste du milieu ambiant. Tout ce qui arrive au dedans de ce corps nous est plus intime et important que ce qui arrive ailleurs. Il s'identifie avec notre moi, il se classe avec lui. Ame, vie, souffle, qui saurait bien les distinguer exactement? Meme nos images et nos souvenirs, qui n'agissent sur le monde physique que par le moyen de notre corps, semblent appartenir a ce dernier. Nous les traitons comme internes, nous les classons avec nos sentiments affectifs. Il faut bien avouer, en somme, que la question du dualisme de la pensee et de la matiere est bien loin d'etre finalement resolue.

Et voila terminee la premiere partie de mon discours. J'ai voulu vous penetrer, Mesdames et Messieurs, de mes doutes et de la realite, aussi bien que de l'importance, du probleme.

Quant a moi, apres de longues annees d'hesitation, j'ai fini par prendre mon parti carrement. Je crois que la conscience, telle qu'on se la represente communement, soit comme entite, soit comme activite pure, mais en tout cas comme fluide, inetendue, diaphane, vide de tout contenu propre, mais se connaissant directement elle-meme, spirituelle enfin, je crois, dis-je, que cette conscience est une pure chimere, et que la somme de realites concretes que le mot conscience devrait couvrir, merite une toute autre description, description, du reste, qu'une philosophie attentive aux faits et sachant faire un peu d'analyse, serait desormais en etat de fournir ou plutot de commencer a fournir. Et ces mots m'amenent a la seconde partie de mon discours. Elle sera beaucoup plus courte que la premiere, parce que si je la developpais sur la meme echelle, elle serait beaucoup trop longue. Il faut, par consequent, que je me restreigne aux seules indications indispensables.

* * * * *

Admettons que la conscience, la Bewusstheit, concue comme essence, entite, activite, moitie irreductible de chaque experience, soit supprimee, que le dualisme fondamental et pour ainsi dire ontologique soit aboli et que ce que nous supposions exister soit seulement ce qu'on a appele jusqu'ici le contenu, le Inhalt, de la conscience; comment la philosophie va-t-elle se tirer d'affaire avec l'espece de monisme vague qui en resultera? Je vais tacher de vous insinuer quelques suggestions positives la-dessus, bien que je craigne que, faute du developpement necessaire, mes idees ne repandront pas une clarte tres grande. Pourvu que j'indique un commencement de sentier, ce sera peut-etre assez.

Au fond, pourquoi nous accrochons-nous d'une maniere si tenace a cette idee d'une conscience surajoutee a l'existence du contenu des choses? Pourquoi la reclamons-nous si fortement, que celui qui la nierait nous semblerait plutot un mauvais plaisant qu'un penseur? N'est-ce pas pour sauver ce fait indeniable que le contenu de l'experience n'a pas seulement une existence propre et comme immanente et intrinseque, mais que chaque partie de ce contenu deteint pour ainsi dire sur ses voisines, rend compte d'elle-meme a d'autres, sort en quelque sorte de soi pour etre sue et qu'ainsi tout le champ de l'experience se trouve etre transparent de part en part, ou constitue comme un espace qui serait rempli de miroirs?

Cette bilateralite des parties de l'experience,--a savoir d'une part, qu'elles sont avec des qualites propres; d'autre part, qu'elles sont rapportees a d'autres parties et sues--l'opinion regnante la constate et l'explique par un dualisme fondamental de constitution appartenant a chaque morceau d'experience en propre. Dans cette feuille de papier il n'y a pas seulement, dit-on, le contenu, blancheur, minceur, etc., mais il y a ce second fait de la conscience de cette blancheur et de cette minceur. Cette fonction d'etre "rapporte," de faire partie de la trame entiere d'une experience plus comprehensive, on l'erige en fait ontologique, et on loge ce fait dans l'interieur meme du papier, en l'accouplant a sa blancheur et a sa minceur. Ce n'est pas un rapport extrinseque qu'on suppose, c'est une moitie du phenomene meme.

Je crois qu'en somme on se represente la realite comme constituee de la facon dont sont faites les "couleurs" qui nous servent a la peinture. Il y a d'abord des matieres colorantes qui repondent au contenu, et il y a un vehicule, huile ou colle, qui les tient en suspension et qui repond a la conscience. C'est un dualisme complet, ou, en employant certains procedes, on peut separer chaque element de l'autre par voie de soustraction. C'est ainsi qu'on nous assure qu'en faisant un grand effort d'abstraction introspective, nous pouvons saisir notre conscience sur le vif, comme une activite spirituelle pure, en negligeant a peu pres completement les matieres qu'a un moment donne elle eclaire.

Maintenant je vous demande si on ne pourrait pas tout aussi bien renverser absolument cette maniere de voir. Supposons, en effet, que la realite premiere soit de nature neutre, et appelons-la par quelque nom encore ambigu, comme phenomene, donne, Vorfindung. Moi-meme j'en parle volontiers au pluriel, et je lui donne le nom d'experiences pures. Ce sera un monisme, si vous voulez, mais un monisme tout a fait rudimentaire et absolument oppose au soi-disant monisme bilateral du positivisme scientifique ou spinoziste.

Ces experiences pures existent et se succedent, entrent dans des rapports infiniment varies les unes avec les autres, rapports qui sont eux-memes des parties essentielles de la trame des experiences. Il y a "Conscience" de ces rapports au meme titre qu'il y a "Conscience" de leurs termes. Il en resulte que des groupes d'experiences se font remarquer et distinguer, et qu'une seule et meme experience, vu la grande variete de ses rapports, peut jouer un role dans plusieurs groupes a la fois. C'est ainsi que dans un certain contexte de voisins, elle serait classee comme un phenomene physique, tandis que dans un autre entourage elle figurerait comme un fait de conscience, a peu pres comme une meme particule d'encre peut appartenir simultanement a deux lignes, l'une verticale, l'autre horizontale, pourvu qu'elle soit situee a leur intersection.

Prenons, pour fixer nos idees, l'experience que nous avons a ce moment du local ou nous sommes, de ces murailles, de cette table, de ces chaises, de cet espace. Dans cette experience pleine, concrete et indivise, telle qu'elle est la, donnee, le monde physique objectif et le monde interieur et personnel de chacun de nous se rencontrent et se fusionnent comme des lignes se fusionnent a leur intersection. Comme chose physique, cette salle a des rapports avec tout le reste du batiment, batiment que nous autres nous ne connaissons et ne connaitrons pas. Elle doit son existence a toute une histoire de financiers, d'architectes, d'ouvriers. Elle pese sur le sol; elle durera indefiniment dans le temps; si le feu y eclatait, les chaises et la table qu'elle contient seraient vite reduites en cendres.

Comme experience personnelle, au contraire, comme chose "rapportee," connue, consciente, cette salle a de tout autres tenants et aboutissants. Ses antecedents ne sont pas des ouvriers, ce sont nos pensees respectives de tout a l'heure. Bientot elle ne figurera que comme un fait fugitif dans nos biographies, associe a d'agreables souvenirs. Comme experience psychique, elle n'a aucun poids, son ameublement n'est pas combustible. Elle n'exerce de force physique que sur nos seuls cerveaux, et beaucoup d'entre nous nient encore cette influence; tandis que la salle physique est en rapport d'influence physique avec tout le reste du monde.

Et pourtant c'est de la meme salle absolument qu'il s'agit dans les deux cas. Tant que nous ne faisons pas de physique speculative, tant que nous nous placons dans le sens commun, c'est la salle vue et sentie qui est bien la salle physique. De quoi parlons-nous donc si ce n'est de cela, de cette meme partie de la nature materielle que tous nos esprits, a ce meme moment, embrassent, qui entre telle quelle dans l'experience actuelle et intime de chacun de nous, et que notre souvenir regardera toujours comme une partie integrante de notre histoire. C'est absolument une meme etoffe qui figure simultanement, selon le contexte que l'on considere, comme fait materiel et physique, ou comme fait de conscience intime.

Je crois donc qu'on ne saurait traiter conscience et matiere comme etant d'essence disparate. On n'obtient ni l'une ni l'autre par soustraction, en negligeant chaque fois l'autre moitie d'une experience de composition double. Les experiences sont au contraire primitivement de nature plutot simple. Elles deviennent conscientes dans leur entier, elles deviennent physiques dans leur entier; et c'est par voie d'addition que ce resultat se realise. Pour autant que des experiences se prolongent dans le temps, entrent dans des rapports d'influence physique, se brisant, se chauffant, s'eclairant, etc., mutuellement, nous en faisons un groupe a part que nous appelons le monde physique. Pour autant, au contraire, qu'elles sont fugitives, inertes physiquement, que leur succession ne suit pas d'ordre determine, mais semble plutot obeir a des caprices emotifs, nous en faisons un autre groupe que nous appelons le monde psychique. C'est en entrant a present dans un grand nombre de ces groupes psychiques que cette salle devient maintenant chose consciente, chose rapportee, chose sue. En faisant desormais partie de nos biographies respectives, elle ne sera pas suivie de cette sotte et monotone repetition d'elle-meme dans le temps qui caracterise son existence physique. Elle sera suivie, au contraire, par d'autres experiences qui seront discontinues avec elle, ou qui auront ce genre tout particulier de continuite que nous appelons souvenir. Demain, elle aura eu sa place dans chacun de nos passes; mais les presents divers auxquels tous ces passes seront lies demain seront bien differents du present dont cette salle jouira demain comme entite physique.

Les deux genres de groupes sont formes d'experiences, mais les rapports des experiences entre elles different d'un groupe a l'autre. C'est donc par addition d'autres phenomenes qu'un phenomene donne devient conscient ou connu, ce n'est pas par un dedoublement d'essence interieure. La connaissance des choses leur survient, elle ne leur est pas immanente. Ce n'est le fait ni d'un moi transcendental, ni d'une Bewusstheit ou acte de conscience qui les animerait chacune. Elles se connaissent l'une l'autre, ou plutot il y en a qui connaissent les autres; et le rapport que nous nommons connaissance n'est lui-meme, dans beaucoup de cas, qu'une suite d'experiences intermediaires parfaitement susceptibles d'etre decrites en termes concrets. Il n'est nullement le mystere transcendant ou se sont complus tant de philosophes.

Mais ceci nous menerait beaucoup trop loin. Je ne puis entrer ici dans tous les replis de la theorie de la connaissance, ou de ce que, vous autres Italiens, vous appelez la gnoseologie. Je dois me contenter de ces remarques ecourtees, ou simples suggestions, qui sont, je le crains, encore bien obscures faute des developpements necessaires.

Permettez donc que je me resume--trop sommairement, et en style dogmatique--dans les six theses suivantes:

* * * * *

1^o La Conscience, telle qu'on l'entend ordinairement, n'existe pas, pas plus que la Matiere, a laquelle Berkeley a donne le coup de grace;

2^o Ce qui existe et forme la part de verite que le mot de "Conscience" recouvre, c'est la susceptibilite que possedent les parties de l'experience d'etre rapportees ou connues;

3^o Cette susceptibilite s'explique par le fait que certaines experiences peuvent mener les unes aux autres par des experiences intermediaires nettement caracterisees, de telle sorte que les unes se trouvent jouer le role de choses connues, les autres celui de sujets connaissants;

4^o On peut parfaitement definir ces deux roles sans sortir de la trame de l'experience meme, et sans invoquer rien de transcendant;

5^o Les attributions sujet et objet, represente et representatif, chose et pensee, signifient donc une distinction pratique qui est de la derniere importance, mais qui est d'ordre FONCTIONNEL seulement, et nullement ontologique comme le dualisme classique se la represente;

6^o En fin de compte, les choses et les pensees ne sont point foncierement heterogenes, mais elles sont faites d'une meme etoffe, etoffe qu'on ne peut definir comme telle, mais seulement eprouver, et que l'on peut nommer, si on veut, l'etoffe de l'experience en general.

 

FOOTNOTES:

[1] [A communication made (in French) at the Fifth International Congress of Psychology, in Rome, April 30, 1905. It is reprinted from the Archives de Psychologie, vol. V, No. 17, June, 1905.] Cette communication est le resume, forcement tres condense, de vues que l'auteur a exposees, au cours de ces derniers mois, en une serie d'articles publies dans le Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods, 1904 et 1905. [The series of articles referred to is reprinted above. ED.]

[2] The Sense of Beauty, pp. 44 ff.

[3] The Life of Reason [vol. I, "Reason in Common Sense," p. 142].


[The end]
William James's essay (French): Notion De Conscience

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